Manquer le sixième élément
L'évaluation de la prise de décision prend du temps
et le temps est justement ce que les pilotes vérificateurs n'ont pas.
Jean LaRoche, FRAeS
Directeur de la recherche et du développement
Centre québécois de formation aéronautique (CQFA)
Adapté du rapport A19W0015 du BST, 30 janvier 20191
8h51 | Prêt pour le décollage. Le commandant demande au copilote si son indicateur d'assiette ne fonctionne toujours pas. Le copilote répond qu'il ne fonctionne toujours pas. |
8h52 | Décollage. Vérifications après décollage. |
8h54 | Le commandant suggère au copilote de taper sur l'indicateur d'assiette pour voir s'il est bloqué ou gelé. Le copilote répond qu'il n'est toujours pas érigé. |
9h01 | Le pilote automatique est engagé mais personne ne fait les appels SOP. |
9h11 | L'indicateur d'assiette du commandant affiche le drapeau rouge "GYRO" et le pilote automatique se désengage. L'avion amorce un virage à droite. 38 secondes plus tard, l'avion amorce graduellement une spirale descendante vers la gauche, de laquelle il n'en ressort pas. |
9h12 | L'avion percute le relief. |
La prise de décision est un processus cognitif visant la sélection d'une action logique à partir d'options disponibles, d'en projeter les conséquences dans le temps et d'en mesurer les dommages collatéraux. Il s'agit d'une habileté fondamentale reliée à l'intelligence et l'autonomie. En aviation, la prise décision revêt une dimension interpersonnelle. Ainsi, non seulement le pilote doit être en mesure de peser le pour et le contre de plusieurs options avant de décider, mais il.elle doit pouvoir communiquer habilement son raisonnement à l'autre membre d'équipage. Cela doit à son tour s'accompagner d'une capacité sophistiquée à intégrer le raisonnement de l'autre pilote dans le processus. Dans toutes gestions de systèmes complexes comme l'aviation, la prise commune de décision est un processus exigeant. Mettre les opérations sur pause assez longtemps pour obtenir un consensus décisionnel est rarement une option.
Le cadre règlementaire et procédurier en place facilite les décisions fondées sur la reconnaissance2 (DFR) que les pilotes font quotidiennement. Par exemple, prendre la décision de remonter lorsqu'un traffic bloque la piste d'atterrissage. La DFR la plus célèbre est certainement la décision du commandant Chesley Sullenberger d'amerrir le vol US Airways 1549 dans la rivière Hudson à New York à l'hiver 2009. Le présent article s'intéresse plutôt au long processus décisionnel nécessaire lorsque les pilotes font face à une situation complexe et nuancée qui réduit les marges de sécurité, et se concentre essentiellement sur les opérations non-LOFT.
En 2017, le ministre des Transports a réformé l'évaluation des compétences des pilotes professionnels en modernisant les six éléments que les pilotes vérificateurs agréés (PVA) doivent mesurer lors des contrôles de compétences pilotes (CCP)3. Au-delà des deux éléments techniques 1) Pilotage de l'aéronef et 2) Compétences et connaissances techniques, quatre nouveaux éléments non techniques ont remplacé autant d'éléments techniques désuets dans un effort remarquable de mesurer l'efficacité du programme de formation des transporteurs aériens à enseigner aux pilotes à 3) coopérer dans le cockpit, 4) à gérer la tâche de travail pendant le vol, 5) à bâtir et maintenir de hauts niveaux de conscience de la situation et à 6) prendre des décisions. Vingt-cinq fois4 pendant les CCP, les pilotes sont évalués en temps réel au moyen d'une matrice de notation à 4 niveaux conçue pour tenir compte des erreurs techniques et des déviances non techniques.
Évaluer six éléments sur deux pilotes exécutant 25 exercices en vol demande une solide connaissance théorique de la part des PVA. Cette connaissance inclut non seulement les procédures normalisées de la compagnie (SOP) et le Guide de test en vol5, mais également ce qui constitue les bases d'une bonne coopération dans le cockpit. S'ajoutent le leadership et l'aptitude à gérer un poste de pilotage, comment bâtir et maintenir une bonne conscience de la situation et enfin, le déploiement des cinq étapes de la prise de décision. Depuis 30 ans j'avise les PVA que j'entraîne qu'il leur faudra environ deux années avant de se sentir confortable dans le rôle. Cette courbe d'apprentissage trouve écho dans les commentaires des PVA qui reviennent à la formation tous les trois ans.
Pendant le déroulement du CCP, lorsqu'un PVA observe une déviance non technique méritant une marque inférieure pour cette phase du vol, un commentaire de la part du PVA doit accompagner la marque sur le rapport de test. Ce commentaire documente l'élément non technique qui a contribué à la faible performance de l'équipage. Les statistiques de la base de données FVEA6 concernant les exploitants de la sous-partie 705, montrent que l'élément prise de décision non-DFR n'a contribué directement que deux fois à une note inférieure, sur un total de 200 325 exercices évalués en 2019-207. L'élément le plus cité était la conscience de la situation.
Avec les années, davantage d'exercices se sont imposés aux requis CCP, surchargeant graduellement les quatre heures traditionnellement réservées pour la rencontre. Le rythme avec lequel les PVA doivent évaluer la performance des équipages explique partiellement la raison pour laquelle la prise de décision — le dernier élément de la liste — est rarement évoquée comme ayant contribué à une performance inférieure. Néanmoins le faible taux d'évaluation de la prise de décision peut aussi être attribué à la manière avec laquelle les CCP sont scénarisés. La longue succession d'exercices offre peu de temps de réflexion, voire aucun, et ne requiert pas des pilotes de passer en mode prise de décision. Des décennies de pression économique, un allongement de l'Annexe 1 CCP8 et devoir rencontrer les exigences du Comité d'évaluation opérationnelle9 (CÉO) ont amené l'industrie à scénariser des CCP efficaces de manière à faire de plus en plus d'exercices dans une session de simulateur. Certains opérateurs ont même flirté avec des séances de simulateur de 3,5 heures afin d'assigner un test de plus par jour.
La prise de décision prend du temps. La mesurer aussi.
L'étude des facteurs humains recense quatre interférences à la bonne prise de décision dans le cockpit : l'ambiguïté de l'information, des risques changeants, des objectifs divergents (pressions organisationnelles ou sociales) et des conséquences mal anticipées10. Les enquêtes d'accidents nous apprennent que les pilotes plongés dans la gestion de menaces et des erreurs ont une forte tendance à sous-estimer les risques associés à l'état de l'aéronef. Ils ont tendance à persévérer dans la trajectoire choisie malgré l'évidence même que la décision était inappropriée11.
8h51 | Prêt pour le décollage. Le commandant demande au copilote si son indicateur d'assiette ne fonctionne toujours pas. Le copilote répond qu'il ne fonctionne toujours pas. |
8h52 | Décollage. Vérifications après décollage. |
C'est en introduisant des menaces complexes et nuancées que les PVA ont l'opportunité de mesurer efficacement le sixième élément. Plus le scénario est complexe, meilleure est l'évaluation et plus rentable est l'exposé C-A-L12 qui suit la session CCP. Mais évaluer la prise de décision prend du temps et le temps est justement ce que les PVA n'ont pas. Ils contrôlent le commencement du processus mais doivent attendre qu'une option consensuelle soit déployée par l'équipage, clôturant ainsi le processus. Perturbée par les aléas et les interruptions du vol, la prise de décision est non seulement d'une durée variable, mais elle pourrait ne jamais déboucher sur une conclusion. Les PVA savent qu'engager l'équipage dans un processus variable comportant 5 étapes pourrait entraver l'achèvement du CCP dans le temps alloué.
Introduite en 2019, conséquence du vol Air France 44713, la formation annuelle sur l'effet de surprise et de stupeur (FESS) suggère aux pilotes de ralentir lorsqu'ils font face à une menace opérationnelle complexe afin de reconnaître la perte de conscience de la situation, de reconstruire cette conscience avant de reprendre le contrôle de la situation. L'objectif principal de la FESS est de former les pilotes à faire le strict minimum tout en rassemblant suffisamment d'informations dynamiques nécessaires aux décisions qui auront un impact sur la sécurité du vol. Ce progrès très nécessaire dans la formation des équipages aux facteurs humains ralentit encore davantage le processus réel de prise de décisions dans le cockpit.
Malgré les lacunes du programme CCP, parfois perçu comme dépassé, son objectif primordial demeure de valider la qualité du programme de formation de l'entreprise. Seules les évaluations valides, réalistes et exhaustives permettent au chef pilote de guider les pilotes instructeurs là où ils sont nécessaires. Une formation de qualité est intrinsèque à l'efficacité et au succès du programme et s'applique également à l'environnement LOFT.
Responsabiliser les pilotes instructeurs
Contrairement aux programmes d'entraînement d'athlètes olympiques qui enlignent la pointe de performance sur le jour de la compétition, les séances CCP sont parfois perçues comme une simple étape de plus dans l'apprentissage des pilotes. Avec le temps, cela insuffle une réponse émotionnelle détachée de la part des pilotes instructeurs face à des performances inférieures aux normes. "Demain ça ira mieux." Dans certains départements, la formation devient une succession de demains et le test CCP, un autre demain. "Les pilotes apprendront sur la ligne." La déviance systémique est peu à peu normalisée.
La prise de décision est mieux intégrée lorsqu'elle est répétée plusieurs fois avec le même équipage, au fil des sessions d'entraînement. Elle nécessite des instructeurs professionnels compétents bien formés sur les puissants biais cognitifs qui teintent la prise de décision. Toutes les séances d'entraînement sans exception s'y prêtent. Certains opérateurs ont déjà commencé à alléger les sessions de formation pour donner plus de temps discrétionnaire aux pilotes instructeurs, afin de faciliter la détection des écarts non techniques et ultimement, pour réagir avant que les écarts ne soient normalisés.
En 2018, Air Transat a rationalisé les formations de qualifications transférables (CCQ) et planifie en faire autant pour d'éventuels cours initiaux avec emphase sur les quatre éléments non techniques. Une récente réorganisation des ressources interdépartementales en formation permettra un meilleur soutien aux pilotes instructeurs, reconnaissant le retour sur l'investissement des argents investis en formation.
S'ajustant à la croissance rapide, Nolinor, basée à Mirabel, a ventilé les formations annuelles sur trois années de manière à accorder aux pilotes instructeurs plus de temps discrétionnaire dans leurs activités d'enseignement. La compagnie a renforcé la rétroaction vers le département de formation des résultats CCP, LOFT et des données de vol disponibles dans un effort systémique de corriger les déviances avant qu'elles soient normalisées.
Depuis 2008, Air Inuit offre un cours PVA complet à tous ses pilotes instructeurs, même si certains auront vraisemblablement quitté le transporteur avant de devenir PVA. "Non seulement la qualité de l'enseignement offert s'aligne sur les meilleurs normes de tests, mais elle tend à mieux se diffuser pendant l'opération régulière. Le retour sur l'investissement en vaut vraiment la peine."14
Basé à Saint-Hubert, l'exploitant 703 Max Aviation a révisé le programme de formation de l'entreprise et rendu l'utilisation d'un dispositif d'entraînement au vol (DEV) obligatoire, depuis l'embauche de nouvelles recrues jusqu'à la formation récurrente. Le recours au DEV est dorénavant un passage obligé pour toute formation d'appoint liée aux constats SGS, le cas échéant. "Même en situation de pénurie de pilotes, nous préférons mettre un terme aux tentatives infructueuses de formation plutôt que de permettre aux pilotes aux compétences inférieures de voler sur la ligne." 15
Autonomiser et responsabiliser les pilotes instructeurs renforcent le lien avec l'entreprise. Lorsqu'ils sont adéquatement pris en charge par la direction, les pilotes instructeurs se ne désengagent pas facilement. Ils deviennent plus intolérants aux risques et s'investissent en résolution de problèmes pédagogiques. Ils déploient facilement des stratégies systémiques et personnelles qui favorisent le transfert des connaissances et l'évaluation continue des apprentissages. La responsabilisation tend à rendre les postes d'instructeurs plus attrayants pour les pilotes motivés par le désir d'éduquer et d'élever leurs compétences, plutôt que le désir de moins voler, de rester à la maison plus souvent, ou d'exercer un plus grand contrôle sur les horaires mensuels.
Peut-on s'offrir ces changements ?
Souvent la première question qui vient à l'esprit est "Combien coûterait la formation 2.0 ?" alors que la vraie question devrait être "Avons-nous le moyen de ne pas changer ?" "Trop d'accidents sont dus à̀ des risques récurrents et persistants. Bien que ces dangers et ces risques aient fait l’objet de plusieurs examens et de recommandations préconisant des mesures d’atténuation, ils continuent de provoquer des accidents."16 Le coût de formations aléatoires ne se limite pas aux conséquences d'un mauvais jugement et d'une mauvaise gestion de situations critiques. Recommander au CCP des pilotes qui n'ont pas satisfait les critères d'exécution à l'issue d'une formation incomplète, ou pire, complaisante, expose le transporteur aérien aux coûts balistiques associés à la perte d'un aéronef, sans égard aux coûts humains intangibles et à l'atteinte à la réputation.
Davantage de parties prenantes doivent accompagner les transporteurs dans leur démarche de modernisation des programmes de formation, notamment le législateur, en accordant plus de crédits de formation aux dispositifs d'entraînement au vol (DEV), plus économiques et faciles d'accès. Libérer les transporteurs du lobby pseudo-scientifique des onéreux simulateurs de vol complet, au moins pour les sessions de style LOFT, ouvrirait certainement la voie à de nouveaux processus. La certification des pilotes instructeurs, surtout en gestion des ressources d'équipage, comme il en était question dans les premières versions de la circulaire CI 700-04217 servirait aussi la cause.
Jamais dans l'histoire de l'aviation, le coût de l'erreur humaine n'a été aussi élevé. L'industrie canadienne du transport aérien possède un niveau de sécurité à faire envier. Une meilleure formation signifiera moins d'événements à signaler, d'évitements de justesse et de mauvaise presse.
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Jean LaRoche enseigne aux pilotes vérificateurs agréés canadiens, aux pilotes instructeurs et aux inspecteurs depuis plus de 30 années. Il est Fellow de la Royal Aeronautical Society pour ses travaux en facteurs humains, Prix Fecteau 2019 de l'AQTA et coauteur du test psychologique WOMBAT. Il peut être joint par courriel : jlaroche@cqfa.ca Du même auteur:
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Fondé en 1968, le Centre québécois de formation aéronautique (CQFA) du Cégep de Chicoutimi est l'école nationale d'aéronautique du Ministère de l'Éducation, Enseignement supérieur et Recherche du Québec. Depuis plus de trente ans, son département de formation continue installé à l'aéroport international Pierre-E Trudeau sert l'industrie aéronautique canadienne et internationale. www.cqfa.ca |