Entraîner les 97% manquants : la science
de la disponibilité dans le contrôle
de l'approche non stabilisée

Le cerveau humain doit comparer chaque situation qui se présente
à lui avec un catalogue de situations apprises da
ns le passé.
Dans le cas de la remise des gaz pendant l'approche non stabilisée,
on s'attend à un processus décisionnel rapide et exempt de biais personnel.

 

Jean LaRoche, FRAeS
Directeur de la recherche et du développement
Centre québécois de formation aéronautique


Selon l'IATA, entre 2012 et 2016, un accident sur six dans le monde suivait une approche non stabilisée. Il s'agit sans conteste de la plus grande menace à la sécurité aérienne aujourd'hui. En 2020, aucune autre décision ne peut avoir autant d'impact positif sur le nombre d'accidents que la décision de remonter1. En fréquence décroissante, les risques de continuer une approche non stabilisée sont 1) l'atterrissage dur et l'usure excessive de composantes de l'avion ; 2) la sortie de piste menant jusqu'à la perte totale de l'appareil; et 3) l'impact au sol avant la piste.

Le concept d'approche stable fait référence à l'obtention d'un angle d'approche constant, d'une vitesse indiquée constante, d'un taux de descente contrôlé et d'une configuration adéquate. Combinés, ces critères mènent à la zone de poser des roues où la manœuvre d'atterrissage débute. Chaque année dans le monde, 976 000 approches aux instruments sont non stabilisées, et 945 000 sont poursuivies jusqu'à l'atterrissage.1

Une approche non stabilisée se décrit comme étant un état d'aéronef ou une configuration qui excède les critères préétablis d'une approche stable. Plus précisément, les déviances sont des écarts de vitesse Vref, une mauvaise application de la puissance moteur, des écarts par rapport à la pente d'approche et de nombreuses erreurs de configuration de l'aéronef, en passant par la position du train d'atterrissage, des volets, et des déporteurs.

Que l'approche non stabilisée soit intentionnelle ou non, les procédures normalisées (SOP) de tous les opérateurs commandent une remise des gaz obligatoire à partir de portails prescrits (gates). Malheureusement, seulement 3% des remontées obligatoires sont exécutées. La rareté incite à comptabiliser la remise des gaz comme étant le quatrième risque opérationnel inhérent à l'approche non stabilisée puisque plusieurs accros aux SOP y sont observés et qu'elle aurait pu être évitée en exécutant une approche stabilisée. "Les pilotes considèrent souvent que la remontée est un risque plus grand que de continuer l'approche non stabilisée."2 La remise des gaz perturbe aussi le contrôle aérien terminal.

Dans la grande majorité des approches non stabilisées, l'énergie cinétique est excessive (haut et vite). Exceptionnellement elles mènent aux décrochages avant ou au-dessus du seuil de piste. Dans la totalité des événements, on note l'absence d'implication réactive et décisionnelle du pilote qui n'était pas aux commandes (PM). Ce n'est que récemment que l'industrie a documenté précisément la prépondérance des prédicteurs d'approches non stabilisées à 500' AGL3. En ordre décroissant de fréquence, ces prédicteurs sont :

1) la puissance moteur au ralenti (Flight Idle)
            2) Auto-Throttle désactivé
                        3) déporteurs déployés
                                    4) écart de pente
                                                5) écart d'alignement
                                                            6) volets non sortis
                                                                        7) écart de taux de descente
                                                                                    8) écart avec Vref.

Dans ce contexte de prépondérance de facteurs, la puissance moteur au ralenti est le prédicteur le plus fiable qu'une approche non stabilisée est en cours ou est sur le point de dégénérer. Lors d'entrevues orales4, en proposant aux pilotes de ligne qu'à 500' AGL la puissance moteur est au ralenti, seulement 43% répondent qu'une remise des gaz est nécessaire. Lorsqu'on pose la question à nouveau en baissant l'altitude à 200' AGL, seulement 63% de pilotes songent à remettre les gaz. Cet écart de conformité est certes symptomatique d'un manque de connaissance de l'existence-même de la corrélation Puissance au ralenti ---> Approche non stabilisée. On peut facilement extrapoler ce manque aux sept autres facteurs énumérés plus haut.

La non-conformité est aussi expliquée par la variabilité et la complexité des procédures visant les approches stabilisées. Certains transporteurs ont encore des procédures longues et ambiguës qui font l'objet de modifications fréquentes. Plusieurs parties prenantes de l'industrie demandent que les procédures s'alignent sur le professionnalisme des pilotes, avec simplicité et... stabilité, et souhaitent l'introduction de concepts tels que la zone optimale et les limites latérales de poser des roues, puisque la résultante de l'instabilité pendant l'approche est vraisemblablement l'instabilité au-dessus de la piste.

Régler la question à l'étape de la formation

Le cerveau humain doit comparer chaque situation qui se présente à lui avec un catalogue de situations apprises dans le passé. Dans le cas de la remise des gaz pendant l'approche non stabilisée, on s'attend à un processus décisionnel rapide et exempt de biais personnel5. La rapidité de comparaison est dépendante de l'empreinte que l'apprentissage a laissée dans la mémoire du pilote. Les individus se rappellent mieux des exemples d'événements plus fréquents que des exemples d'événements peu fréquents.6 

La répétition est essentielle pour que le pilote développe non seulement la maîtrise technique d'une manœuvre, mais pour qu'il.elle ressente la satisfaction que la maîtrise procure. C'est précisément cette satisfaction qui permet au cerveau de classer l'expérience dans un registre plaisant, agréable, clair, par opposition à menaçant, risqué et obscur. Faisant appel à la science de la disponibilité en facteurs humains, la facilitation répétée et plaisante des facteurs prédicteurs lors des exposés après-vol est la méthode par excellence pour garantir un optimum de réactivité décisionnelle chez les pilotes. L'énergie investie en facteurs humains de la disponibilité offre le meilleur retour sur l'investissement.

1) Pratiquer, répéter À l'instar des amorces de décrochages et du recouvrement d'assiettes inhabituelles, les approches non stabilisées doivent être subtilement provoquées par l'instructeur.trice pendant les vols d'entraînement. Parmi les meilleures pratiques, on note l'utilisation de vecteurs ATC simulés hors-normes précipitant les pilotes vers l'approche afin de perturber suffisamment de variables pour observer et quantifier la présence de facteurs prédicteurs.

Les huit prédicteurs d'approche non stabilisées doivent être méthodiquement revus lors de tous les exposés après-vol, l'instructeur ayant noté l'endroit précis de la déviance aux SOP, et les moments où elles ont été évitées par le déploiement de contre-mesures efficaces. L'instructeur doit demeurer attentif au moindre retrait du pilote qui n'est pas aux commandes (PM), l'amenant à laisser la déviance de se développer. L'exposé après-vol n'est pas anodin, comme le rapporte le psychologue de l'aviation Sammy Szpic : L'important est de mettre à jour non seulement COMMENT exécuter correctement une remise des gaz, mais surtout POURQUOI elle n'a pas été exécutée. La facilitation doit permettre à un instructeur de mettre à jour les raisons de cette difficulté pour pouvoir la corriger.7

2) Noter, échouer, recommencer Le chef pilote doit encourager les instructeurs à détecter et noter les déviances aux SOP pendant les sessions de formation, bien avant le jour du contrôle de compétence (CCP). Cela inclut évidemment le manque de réactivité chez un PM latent et l'usage d'appels verbaux non-SOP, deux comportements déviants historiquement largement ignorés8. Lorsque 1, 2 ou plusieurs prédicteurs d'approche non stabilisée sont observés9 par l'instructeur, la performance de l'équipage doit être notée comme échouée et faire l'objet d'une formation d'appoint, avant la recommandation au CCP.

Une seule culture, un seul standard

L'arbre décisionnel des pilotes pendant l'approche doit être basé sur des SOP d'une clarté impeccable, pérennes et dépourvues de couleurs locales qui creusent les divergences entre la formation théorique, la formation pratique en simulateur, le déroulement du CCP et finalement sur la ligne. Les instructeurs doivent être attentifs aux présences de prédicteurs d'instabilité pendant les leçons et systématiquement en faire l'objet d'exposés après-vol, incluant tout manque de réactivité décisionnelle du PM. Pris ainsi à la base, le problème des approches non stabilisées dans l'industrie a les meilleures chances de se résoudre.

 

1 Blajev T., Curtis W., (2017) Go-Around Decision-Making and Execution Project. Flight Safety Foundation
2 Perron, M., Commandant et instructeur (2020) Communication privée. Montréal, QC
3 Joslin, R., Odisho, E. Rethinking unstable approach training. (2020). AEROSPACE, Volume 47, Number 3
4 On sait qu'à l'oral, la conformité aux SOP est plus grande qu'en réalité, l'oral faisant moins appel aux émotions.
5 B.A. Berman, R.K. Dismukes (2006) Pressing the Approach. Flight Safety Foundation, Aviation Safety World, Dec 2006.
6 Kahnemann, D. & Tversky, A. (1974) Judgment under uncertainty: heuristic and biases. Science, vol 185, no 4157, p.1124-1131
7 Szpic, S. psychologue de l'aviation. (2020) Communication privée. Toulouse, France
8 Rapport d'enquête aéronautique A11H0002 (2014) Impact dans perte de contrôle. Bureau de la sécurité des transports
9 Nombre prescrit par le chef pilote et imposé aux instructeurs de la compagnie, ou les instructeurs contractuels.


Illustration : Modèle SHELL adapté

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Jean LaRoche enseigne aux pilotes vérificateurs agréés canadiens, aux pilotes instructeurs et aux inspecteurs depuis plus de 30 années. Il est Fellow de la Royal Aeronautical Society pour ses travaux en facteurs humains, Prix Fecteau 2019 de l'AQTA et coauteur du test psychologique WOMBAT. Il peut être joint par courriel : jlaroche@cqfa.ca

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Fondé en 1968, le Centre québécois de formation aéronautique (CQFA) du Cégep de Chicoutimi est l'école nationale d'aéronautique du Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement Supérieur du Québec. Depuis plus de trente ans, son département de formation continue installé à l'aéroport international Pierre-E Trudeau sert l'industrie aéronautique canadienne et internationale. www.cqfa.ca